Langues O’ : Comment et pourquoi il y a eu conflit, puis annexion de la Crimée ?
TALINE TER MINASSIAN : L’annexion de la Crimée à l’issue d’un référendum organisé tambour battant le 16 mars 2014 est le point d’aboutissement d’une crise débutée place Maïdan à Kiev en novembre 2013. Place Maïdan se sont regroupés les opposants au régime de Yanoukovitch, manifestations qui ont pris un tour plus radical au moment où celuici a annoncé à l’issue du Sommet à Vilnius du Partenariat Oriental de l’Union Européenne (28-30 novembre 2013) son intention de ne finalement pas signer l’accord d’association et de libre-échange avec l’UE.
Mais on ne peut réduire la crise ukrainienne à ce simple enchaînement de faits. La sécession de la Crimée a certainement des causes plus profondes. N’oublions pas que l’Ukraine indépendante (24 août 1991) est aussi un État post-soviétique qui a fait un héritage paradoxal de la politique soviétique des nationalités. Avec 45 millions d’habitants et 24 provinces avant l’annexion, l’Ukraine qui comporte une forte proportion de minorités (18% de Russes et encore 7% de populations allogènes dont les Tatares de Crimée) est un État unitaire. Seules deux villes étaient dotées de statuts particuliers (Kiev et Sébastopol). Historiquement, la base navale de Sébastopol a été fondée à l’époque de la conquête russe du khanat de Crimée par l’impératrice Catherine II. Cela ne fait certes pas de la Crimée une terre russe mais les intérêts stratégiques de la Russie y sont indéniables.
La « nouvelle guerre de Crimée » de 2014 concernait le territoire d’une république autonome -héritage de la politique soviétique des nationalités, devenu une anomalie dans un état post soviétique unitaire- peuplé majoritairement de Russes. Les 96,6 % de oui au référendum ne peuvent être réduits au simple effet d’un bourrage des urnes, ce résultat et ce qu’il a entraîné, est bien je crois le reflet de la volonté de la majorité actuelle, russe, de la population de Crimée. Cela dit ce territoire a été travaillé en profondeur par la propagande au temps de l’Union Soviétique.
Après 1944 et la déportation stalinienne des Tatars de Crimée, les archéologues soviétiques s’acharnèrent à prouver l’existence d’un peuplement slave de la Crimée antérieur au khanat tatar de Crimée, par diverses hypothèses qui s’avèrent infondées comme l’existence d’un proto état « slave-alanientcherkesse » dans la péninsule de Taman ou en cherchant tout simplement à prouver que les terres de Russie méridionale et la Crimée étaient aux mains des ancêtres scythes des Slaves. Il est intéressant de rappeler que ces théories ont vu le jour dans les années 1940-1950, à l’époque des préparatifs du 300e anniversaire de l’unification de l’Ukraine avec la Russie en 1954, un anniversaire marqué par le « cadeau » que Khrouchtchev (lui-même Russe originaire d’Ukraine) fit à la RSS d’Ukraine en lui octroyant la Crimée. Un tel cadeau avait une portée purement symbolique à l’époque où les frontières internes de l’URSS étaient de simples frontières administratives, mais il devenait beaucoup plus regrettable aux yeux de la Russie à partir du moment où ces frontières devenaient internationales.
LO : Que pensent les peuples (ukrainiens, russes, tatars) de l’annexion de la Crimée, et du conflit dans la région de Donetsk ?
T.T.M. : Je n’aime pas les visions essentialistes qui réduise la perception de chacun à sa seule identité proclamée ou supposée. La chose d’ailleurs est très complexe en Ukraine où la frontière entre Russes et Russophones n’est pas toujours aisément traçable ou tracée et où d’ailleurs bon nombre de familles comptent parmi leurs membres des personnes qui résident en Russie. On se réfère dans la presse occidentale aux « séparatistes pro-russes » des régions de l’est de l’Ukraine, à l’ouest de l’Ukraine on désigne carrément les activistes de la république séparatiste du Donetsk comme des « terroristes ».
La question n’est pas tant ce que « pensent » les Ukrainiens et les Tatars d’une part, les Russes d’autre part. La réalité déplorable est que l’Ukraine est entrée dans une véritable guerre civile. Les événements de 2014 reflètent la fragilité de l’État ukrainien dont le territoire actuel dont la partie occidentale appartenait autrefois à l’empire austro-hongrois est plutôt récent à l’échelle historique. Je suis assez d’accord avec les propos de Vladimir Golstein dans le magazine Forbes lorsqu’il affirme que « le conflit ukrainien n’est pas tant un conflit entre des ‘séparatistes pro-Russes’ et des ‘pro-Ukrainiens’ mais plutôt entre deux groupes ukrainiens qui ne partagent pas la même vision d’une Ukraine indépendante ». Bien sûr la perception des événements est totalement divergente selon qu’on se trouve à Kiev ou à Moscou bien qu’il ne faille pas négliger non plus la portée de quelques manifestations issues de la « société civile » russe contre l’annexion. Enfin, la dimension économique doit être soulignée. Le pays est surtout coupé en deux par le PIB qui est en moyenne le double dans les régions de l’est et Kiev que dans les régions de l’ouest.
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